Truth is Everybody's Business
Il y a cinq ans, Donald Trump gagnait les élections présidentielles américaines, la campagne Leave.EU débouchait sur le Brexit, et post-vérité devenait mot de l’année 2016. Par temps de crise, les complotismes fleurissent et les citoyens se montrent plus défiants que jamais à l’égard des horizons partagés.
Dans The Constitution of Knowledge. A Defense of Truth, l’essayiste états-unien Jonathan Rauch démontre avec brio que la réalité requiert non seulement des esprits honnêtes, capables de la découvrir, mais encore une communauté à même de se mobiliser pour la faire admettre. Née au milieu d’une époque que tout semblait vouer aux fanatismes et aux guerres de religion, la « communauté basée sur la réalité » s’est attachée à définir les conditions de la connaissance qui ont permis le progrès social et scientifique jusqu’à nos jours.
Un monde d’individus épris de réalité a ainsi engendré un document non-écrit, la Constitution de la connaissance, qui est à la science ce que la Constitution des États-Unis est à la démocratie. Scientifiques et universitaires, journalistes et statisticiens, juristes, chefs d’entreprise, militaires, députés, ingénieurs et membres des services de renseignements, nous la mettons en œuvre chaque jour, parfois même sans le savoir. Quand Jonathan Rauch entreprend d’en expliquer le code, ce rappel semble salutaire.
L’idée d’une réalité partagée semble quelquefois en crise, voire violemment attaquée. La « communauté basée sur la réalité » s’en retrouve désarçonnée, car ses membres tendent à penser que l’intelligence vaut par elle-même, oubliant qu’elle a gagné de haute lutte le droit de régner sur le monde. Que faire, alors, pour défendre la vérité ? La réponse tient en quelques mots : comprendre ses nouveaux adversaires, se connaître soi-même, être à la hauteur. Autrement dit, faire preuve de perspicacité, de mémoire et de courage.
La fake news est le premier adversaire évident de la vérité objective, et l’apparition des réseaux sociaux s’avère directement responsable de la chute vertigineuse du cours de la vérité. Les réseaux représentent en effet le premier système de circulation des idées reposant essentiellement sur la popularité, et non sur la fiabilité. 2008, à cet égard, est un point de bascule : Twitter invente le retweet, et Facebook lance le bouton like un an plus tard. Dans ce nouvel écosystème, une fake news a 70% plus de chance qu’une information vraie d’être relayée, et les utilisateurs sont enfermés dans des chambres d’écho qui ont parfois des effets bien réels, comme l’interpellation d’un individu armé dans une pizzeria de Washington D.C., un jour d’automne 2016. Une véritable éditorialisation des contenus sur les plateformes est indispensable, mais semble difficile à concilier avec leur ADN.
Le second adversaire de la réalité partagée est le troll. Un troll se reconnaît moins parce qu’il cherche à diffuser un message déterminé, que parce que son activité entière est un effort pour saboter la possibilité même de prendre des messages au sérieux. Un troll ment comme il respire, moins pour transformer la vérité que pour en inculquer le mépris, et désarmer les mécanismes de défense permettant à la société et aux individus de résister à la propagande qui viendra ensuite. Donald Trump en énonce la devise : « Je [mens] pour vous discréditer et vous humilier tous autant que vous êtes. De cette façon, quand vous écrirez du mal de moi, personne ne vous croira. » Le troll cristallise ainsi les contradictions de notre époque, à la fois reliée et fragmentée. Son immense popularité, sa sociabilité, dérive justement de son rejet des exigences de base de toute société. Dites à un troll qu’il en est un, et il vous remerciera du compliment.
Enfin, si le troll et le complotisme définissent l’attaque de droite contre la réalité objective, la cancel culture en constitue le pendant de gauche. Cette troisième forme d’attaque capitalise sur le prestige de la minorité opprimée. Dans les cas concernés, la vérité d’un énoncé compte moins que la valeur morale attachée à celui qui le profère. Plus cette personne est considérée minoritaire, plus elle peut prétendre à une réalité à sa mesure, rejetant tous les points de vue blessant. Mais cette sanctuarisation de la sécurité affective est un obstacle au progrès de la connaissance. Bien souvent, la science a mis au jour des vérités déplaisantes. La fin de l’héliocentrisme, la théorie de l’évolution, la découverte du complexe d’Œdipe furent autant de blessures narcissiques selon Freud, mais nous offrirent la possibilité d’un rapport au monde plus riche et plus juste.
Pour résister aux assauts conjugués des discours militants, du troll, des fake news, les membres de la « communauté basée sur la réalité » peuvent s’appuyer sur leur mémoire. Celle-ci les met en présence d’une méthode et d’une histoire. Sur la méthode, on ne saurait assez insister sur le fait que la Constitution de la connaissance se définit moins par la prétention à la certitude ou à la vérité révélée que par le poids du doute. Du scepticisme de Montaigne au faillibilisme de Peirce et de Popper, un chemin mène à la réalité objective en passant par l’empirisme de Locke et Hume. Pour l’empiriste, les connaissances doivent en effet pouvoir être partagées et s’appuyer sur le témoignage des sens, ce qui signifie qu’elles sont puisées dans des bases de données fiables, ou obtenues au terme d’expériences réitérables. Le faillibiliste ajoute que ces données, pour qualitatives qu’elles soient, ne permettent pas d’établir une vérité définitive, une certitude absolue. L’activité scientifique consiste, en effet, moins à prouver des hypothèses ou à valider définitivement des intuitions, qu’à chercher des incohérences ou des erreurs. Enfin, le sceptique rappelle qu’on ne gardera jamais assez contact avec le sens commun, qu’on ne se montrera jamais assez méfiant à l’égard des ambitions théoriques excessives ou des ratiocinations hors-sol. Son humour, son esprit d’autodérision, représente l’antidote le plus rapide contre les fadaises qui nous assaillent.
Mais le discours objectif ne serait rien sans une communauté qui le porte. La « communauté basée sur la réalité » matérialise son respect pour la connaissance objective par certains procédés, comme le fact-checking, le compte-rendu expérimental, la lecture par les pairs, le travail collectif. Aussi n’est-il pas étonnant qu’aujourd’hui, il soit assez difficile pour un individu isolé de faire progresser la connaissance. La connaissance, d’ailleurs, suppose un réseau social, et les membres de ce réseau ont en commun de ne pouvoir faire sans la vérité, et même d’être payés pour en tenir compte. L’existence de ces professions induit l’adoption, dans certains milieux sociaux, d’un code de conduite qui joue vis-à-vis de la connaissance, le même rôle qu’une constitution pour la vie politique, ou que le marché pour l’activité économique. En se basant sur les aspirations des humains tels qu’ils sont, la « communauté basée sur la réalité » a imaginé un système de rétribution qui met l’ambition de chacun au service de la réussite collective, et pousse à la coopération en empêchant la concentration d’un pouvoir arbitraire. Vue comme cela, la « communauté basée sur la réalité » a un autre nom, les élites. Lorsque la réalité est attaquée, l’autorité des élites est remise en question. Inversement, lorsque les élites se trouvent discréditées, la possibilité d’une connaissance objective apparaît compromise.
Jonathan Rauch se montre optimiste. La Constitution de la connaissance, explique-t-il, demeure une référence pour la majorité silencieuse. Cette majorité, d’ailleurs, n’aurait plus qu’à donner de la voix. Mais la « communauté basée sur la réalité », ajouterons-nous, pourrait l’y aider en faisant preuve de lucidité, autrement dit de fierté, d’ouverture et de réflexivité. La « communauté basée sur la réalité », en effet, sera en mesure de rendre son autorité à l’objectivité si et seulement si elle se montre capable de reprendre confiance en elle-même. Cela suppose un pacte de mutuelle assistance, une défense sans compromis de ses principes, en dépit des désaccords politiques ou théoriques superficiels qui peuvent la diviser. Un bon médecin ne saurait s’associer à des charlatans aux arguments mahonnêtes, simplement parce qu’il partagerait leur manière de voir sur tel ou tel point de politique sanitaire. Non, il faut le proclamer : toutes les voix ne se valent pas, et le pluralisme se distingue du relativisme. En choisissant toujours des interlocuteurs et des alliés sérieux, en se montrant sûre de ses propres valeurs, la « communauté basée sur la réalité » peut ainsi se débarrasser des complexes qui entravent son action, et par exemple demander sans rougir que des plateformes numériques soient associées à la lutte contre les fake news.
La « communauté basée sur la réalité » ne saurait non plus se complaire dans le dogmatisme. À côté des « créationnistes, scientifiques chrétiens, homéopathes, astrologues, platistes, et autres anti-vax », un non-conformiste peut se revendiquer de Galilée, de Pascal, de Newton, de Rousseau, de Freud, du physicien Paul Dirac ou du mathématicien Grothendieck. Comme le dit Peirce : « Ce n’est pas ‘‘mon’’ expérience, mais ‘‘notre’’ expérience qu’il s’agit de penser ; et ce ‘‘nous’’ a des contours indéfinis. » Qu’il existe une « communauté basée sur la réalité », que la connaissance doive provenir d’un « nous » et non d’un « je », ne signifie pas qu’un groupe déterminé puisse en avoir le monopole. En fait, le « nous » de la Constitution de la connaissance est comme le « nous » de We, the people : inclusif, ouvert aux idées neuves et aux nouvelles personnalités, mais intransigeant sur la vérité.
Enfin, la « communauté basée sur la réalité » ne saurait se montrer objective quant au monde. Elle doit encore être capable de dire la vérité sur elle-même. Parce que nous croyons à la distinction entre le vrai et le faux, parce que nous soumettons nos hypothèses à la discussion et à l’examen, parce que pour nous les faits ont encore un sens, la marque de notre grandeur est de savoir nous montrer lucides sur nos réussites comme sur nos échecs. La montée des complotismes et du désenchantement vis-à-vis de la réalité n’a rien de surprenant. L’urgence écologique, l’immobilisme social, les risques économiques sont certains des défis bien connus qui nous attendent en ces temps agités. La réponse se doit d’être à la hauteur, et la crise de confiance contemporaine nous offre peut-être l’occasion de nous rappeler que les dirigeants ne sont pas seulement jugés sur leurs références, mais encore sur le fruit de leur action. C’est en contribuant chaque jour concrètement à la sérénité du monde que nous contribuons aussi au retour de débats apaisés. Perspicace, mnémonique, courageuse, la « communauté basée sur la réalité » a non seulement vocation à connaître le monde, mais encore à le transformer.
