Pole Position Mastery
Orson a sélectionné l’ouvrage d’Ezra Klein Why We’re Polarized, paru chez Simon & Schuster en janvier 2020, pour l’acuité de son analyse du phénomène de polarisation à l’œuvre dans nos sociétés.
L’an dernier, Jonathan Rauch offrait l’occasion de montrer que l’idéal d’une « Constitution de la connaissance » doit inspirer les élites. Cette année, Ezra Klein éclaire les mécanismes sociaux qui font obstacle à une appréhension lucide de la réalité et invite à les dépasser. Une réforme culturelle et institutionnelle s’avère indispensable pour opérer la dépolarisation.
Fondateur du média Vox, Ezra Klein est éditorialiste pour le New York Times et anime The Ezra Klein Show. Révélé il y a dix ans en créant Wonkblog, Ezra Klein est l’un des meilleurs journalistes politiques en activité actuellement, et un observateur acclamé de la vie politique américaine. _Why We’re Polarized _est son premier ouvrage.
L’art de la pole position
Ezra Klein a entrepris l’écriture de _Why We’re Polarized _pour répondre à Hillary Clinton. Là où Hillary Clinton se demande « Why did I lose ? » quelques mois après les élections de 2016, et déduit qu’avec 40 000 voix de plus, elle aurait pu gagner, Ezra Klein cherche à savoir en vertu de quels bouleversement Donald Trump est devenu un candidat sérieux au poste de président, indépendamment du résultat final de l’élection. Trump, écrit-il, n’est pas une météorite tombée du ciel sur le sol américain, mais « un maître absolu du placement de produit, qui a su lire le marché de façon gagnante » en capitalisant sur une réalité nouvelle pour obtenir un succès rapide. Cette nouvelle réalité a un nom : la polarisation. Et une conséquence : le bouleversement du contexte de l’action des dirigeants.
Depuis l’effondrement de la proposition communiste, les grandes oppositions ne passent plus premièrement par l’économie, mais se superposent à des déterminations ancrées dans l’anthropologie, la démographie, l’histoire, la géographie, une part moins saisissable de l’humanité. Le 11 septembre 2001 a matérialisé ce changement de paradigme de façon spectaculaire. Mais le phénomène Trump en a révélé une autre face, plus domestique. Il est moins question du globe multipolaire et de sa gigantomachie de civilisations que de l’instabilité liée à un appel de plus en plus virulent aux identités sociales, raciales, territoriales, idéologiques, pour obtenir de l’engagement.
La polarisation n’est pas nécessairement une mauvaise chose, ni même une mauvaise nouvelle : c’est une nouvelle donne. En 2016, Trump a fait le pari qu’il obtiendrait de meilleurs résultats en galvanisant sa base qu’en cherchant à convaincre les indécis. La suite lui a donné raison. Tout dirigeant, quelle que soit sa conclusion, doit se montrer capable de lire les nouveaux paramètres s’il veut arracher ou défendre la pole position. Cet art suppose de comprendre les opportunités qui découlent de la polarisation et les dangers qu’elle représente, mais aussi de trouver les moyens de la dépasser.
La polarisation est un outil d’inclusion, un instrument de clarification, et marque le passage à un nouveau modèle d’engagement. Ezra Klein, dont l’ouvrage déplore fondamentalement la polarisation, ne cesse de souligner sa raison d’être. L’un des arguments clé du livre est de démontrer qu’elle découle d’une transformation politique ancrée dans notre nature profonde.
Nixon et Kennedy, opposés sur presque tout, se retrouvaient dans la défense du modèle politique du compris. Pour le premier, une division du système des partis selon une ligne de partage idéologique aurait représenté « une grande tragédie. » Le second estimait que « le pays étant partagé, verticalement, en segments, en races et en groupes ethniques, il serait dangereux de le partager, horizontalement, en un camp progressiste et un camp conservateur. » Dès 1950, les politologues et experts de l’American Political Science Association font au contraire la une du New York Times avec un rapport réclamant davantage de polarisation. Alors, le sud vote majoritairement démocrate et les députés apportent leur soutien à la ligne nationale pour avoir les mains libres dans leurs fiefs. Pour les auteurs du rapport, un tel système reflète mal les opinions des électeurs et leur donne le sentiment d’une politique décorrélée des valeurs. En offrant au public un choix entre deux lignes claires, argumentent les experts de l’APSA, le système deviendra plus représentatif et permettra aux dirigeants d’assumer des politiques ambitieuses. Cette théorie pose les prémisses de la polarisation.
L’ère de la politique polarisée commence en 1964, lorsque les démocrates abandonnent leur alliance historique avec le sud pour soutenir le mouvement des droits civiques. Un an plus tard, le député Barry Goldwater, passé dans le camp républicain, se porte candidat contre Lyndon B. Johnson. Son slogan (« a choice, not an echo ») ne lui permet pas de remporter la présidentielle mais s’avère rétrospectivement visionnaire. L’écart moyen entre les deux partis ne cesse dès lors de se creuser. 10 indicateurs de polarisation étudiés par le _Pew Research Center _à partir de 1994 le confirment. 30 % des républicains et 32 % des démocrates pensent à cette date que l’immigration est une bonne chose pour leur pays. Ils sont 42 % chez les républicains et 84 % chez les démocrates en 2010. Ezra Klein résume le phénomène en une formule frappante : « Par polarisation, il faut comprendre qu’il y a de moins en moins de chevauchement idéologique, de moins en moins de gens au milieu, et une tension accrue entre les pôles. »
Les deux catégories partisanes en sont venues à désigner des types d’Américains racialement, démographiquement, géographiquement et même psychologiquement différents. C’est ainsi que la carte de répartition des Whole Foods et des Cracker Barrels permet aux politologues et aux spin doctors d’identifier territoires démocrates et républicains. Les traits dominants de la personnalité, analysée par les psychologues en termes d’ouverture et de fermeture, recoupent significativement les préférences de vote des individus, tout comme leurs habitudes de consommation. L’un des résultats de la littérature spécialisée épluchée par Klein est de montrer que l’alignement du clivage démocrate-républicain sur le couple progressiste-conservateur va de pair avec le passage à un modèle d’engagement fondé non plus sur la transaction mais sur l’expression.
Les gens ne se demandent plus d’abord ce qu’une mesure politique ou un produit fait pour eux, mais que ce que leur positionnement à son égard dira à leur sujet. Le cycle de la polarisation, qui devait résoudre un problème de gouvernance en produisant de la représentation, fait émerger de nouveaux blocages en représentant trop.
Parmi les pathologies de la polarisation, les biais du jugement, l’élévation générale de la conflictualité et l’inhibition de l’action sont peut-être les plus graves. La tonalité fondamentale de l’essai d’Ezra Klein cultive un rapport lui-même polarisé à la polarisation. L’éditorialiste se montre plus troublé par la menace qu’elle représente qu’il ne la décrit froidement, et il recourt fréquemment à l’épithète « glaçant. » Toutefois, les problèmes qu’elle pose sont bien réels.
L’engagement polarisant est puissant parce qu’il s’appuie sur un conditionnement ancré depuis la préhistoire dans le cerveau d’homo sapiens. Plusieurs expériences psychologiques largement commentées par Ezra Klein soulignent combien, même au niveau le plus anodin, notre esprit est enclin à fabriquer une opposition entre un « eux » et un « nous » qui handicape l’approche lucide de la réalité. À l’époque où la polarisation du champ politique américain était faible, le président Lyndon B. Johnson pouvait s’appuyer sur 70 voix républicaines pour faire passer son projet de sécurité sociale. Malgré une active recherche de compromis, Obama a pour sa part été incapable d’en rallier une seule à sa proposition qui reprenait un dispositif mis en place par Mitt Romney, républicain, dans le Massachussetts. Le diable s’habille en Pravda. Tous les dirigeants d’entreprise le savent bien quand ils font l’expérience de moments de crispation où les arguments idéologiques et factuels ne sont plus qu’un prétexte pour le conflit.
La recherche consciente de la polarisation, quand elle devient une stratégie assumée, élève le niveau de conflictualité dans un environnement donné. Le recours aux affects négatifs s’avère tristement plus efficace que le recours aux représentations positives pour galvaniser l’identité de groupe. L’un des résultats sondagiers analysés par Ezra Klein démontre qu’en 2016, la haine fut un levier d’engagement _au service _de Donald Trump. La majorité des voix recueillies lui sont venues d’électeurs redoutant les effets désastreux d’une élection d’Hillary Clinton plus qu’ils ne soutenaient activement le milliardaire. Paradoxalement, Joe Biden doit aussi son succès à cette même horreur de l’ennemi, la crainte inspirée par son adversaire à ses concitoyens l’ayant cette fois emporté. Rien de surprenant, par conséquent, à ce que les mots de diabolisation et de dédiabolisation deviennent clé pour analyser les enjeux politiques. La logique de la polarisation trouve son achèvement dans la fabrication d’un imaginaire de la guerre civile que chaque dirigeant promet de conjurer. Mais pouvons-nous sortir gagnants de stratégies d’engagement systématiquement fondée sur l’appel à l’anxiété ?Car l’anxiété peut se changer en angoisse et mener à la paralysie de l’action. En 2019, après avoir proposé un hijab de sport durant 48h sur son site internet, le groupe Décathlon le retire sous le feu d’une campagne de critiques venues de l’extrême-droite sur les réseaux sociaux. Balenciaga ou Gucci vendent pourtant aussi de tels articles et personne ne s’en offusque. Les réseaux sociaux se sont chargés de rappeler à Décathlon que ses clients lui demandaient d’incarner une identité neutre, bon enfant, sur le fond comme sur la forme. Quand les produits et les services cristallisent de plus en plus d’affects puissants et contradictoires, y a-t-il encore de la place pour les grandes marques dont la vocation est de dépasser les clivages ? La polarisation les confronte en tout cas à un choix. Qu’elles choisissent de l’utiliser ou de regagner de la fluidité, il faut élaborer de nouvelles stratégies.
Si la polarisation est la nouvelle donne, elle n’aura pas forcément le dernier mot. Telle est l’une des convictions martelées par Ezra Klein. Derrière le repli hostile sur une identité menacée se profile en effet l’entrée dans un monde marqué par des identités multiples qui ont intérêt au dialogue. À condition de miser sur la réforme, l’ouverture et l’incarnation, les dirigeants du monde entier peuvent déjà transcender la polarisation.
Quand l’environnement est bouleversé, les systèmes les mieux éprouvés doivent se tenir prêts à se transformer. Ezra Klein reprend les analyses de Juan Linz, politologue espagnol marqué par l’épisode du franquisme, pour montrer que si tous les pays européens ou presque ont choisi d’adopter le parlementarisme après la Seconde guerre mondiale, ce fut pour éviter des régimes présidentialistes moins résistants en contextes polarisés. L’Europe venait de connaître une ère de déchirements et ne pouvait se permettre de renouveler l’expérience. À l’inverse, le faible niveau historique de polarisation de la politique américaine expliquait le succès de ses institutions. Pour Ezra Klein, le plafond de la dette, qui permet à l’opposition de paralyser le gouvernement lors du vote annuel du budget, ou l’obstruction parlementaire, qui jouit d’une extension sans limite en raison d’une erreur de conception, sont désormais autant de défis à leur bon fonctionnement. Dans le domaine économique et dans les entreprises, en trouve-t-on des équivalents ?
Les dirigeants doivent aussi inventer de nouvelles formes d’ouverture, au sein de leurs groupes comme vers l’extérieur. En France et aux États-Unis, les grands groupes rencontrent de plus en plus souvent des formes d’opposition tranchées. Celles-ci se nourrissent d’identités économiques, territoriales, idéologiques d’autant plus puissantes qu’elles envisagent le conflit comme un jeu à somme nulle. Le thème de la responsabilité sociale des entreprises permet de dépasser cette opposition en valorisant l’inscription des acteurs économiques dans un tissu social et environnemental plus large. La construction de nouveaux mécanismes d’intéressement représente un pas supplémentaire vers la réalisation matérielle de cet encastrement. Les technologies informatiques décentralisées telles que la blockchain ou le web 3.0 permettent de nouvelles formes d’organisation qui offrent la possibilité d’avancer dans cette direction.
Mais nul ne sortira de l’impasse sans miser sur une bonne dose d’incarnation. Ezra Klein raconte que, lors d’un rendez-vous avec Obama en 2015, il a demandé au président sortant quel conseil celui-ci aurait voulu donner à son successeur pour déjouer les pièges de la division. Obama lui a répondu que l’ordinaire rassemble les gens. Aller à l’école, assister à une rencontre sportive, participer à un dîner de famille sont des choses que nous faisons tous les jours avec d’autres qui ne pensent pas comme nous. « Et donc, mon conseil au prochain président, dit-il, serait d’essayer de contourner les lieux qui génèrent habituellement de la division pour trouver des lieux nouveaux au sein des médias nouveaux, plus excentriques, moins prévisibles... » L’incarnation représente une autre réponse possible à la polarisation. Remettre les pieds sur terre. Trouver des appuis solides. Keep Calm and Carry on.
Fondateur du média Vox, Ezra Klein est éditorialiste pour le New York Times et anime The Ezra Klein Show. Révélé il y a dix ans en créant Wonkblog, Ezra Klein est l’un des meilleurs journalistes politiques en activité actuellement, et un observateur acclamé de la vie politique américaine. Why We’re Polarized est son premier ouvrage.
