Faut-il inventer un nouveau fordisme ?

Faut-il inventer un nouveau fordisme ?

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Faut-il inventer un nouveau fordisme ?

« Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Cette formule, extraite du troisième Cahier de prison de l’intellectuel italien Antonio Gramsci (1891-1937), est devenue le lieu commun par lequel notre époque se raconte à elle-même son destin transitoire. Transition énergétique, transition démographique, transition géopolitique : nous pressentons dans les grandes métamorphoses en cours que se jouent les termes de notre avenir. Mais la formule de Gramsci s’applique, à plus forte raison encore, à l’émergence de l’IA – technologie dont la puissance sidère et inquiète, autant qu’elle ouvre de promesses et dessine de possibles.

Juillet 2023 : la guilde des scénaristes américains se met en grève. Septembre 2023 : le secteur automobile américain se met en grève. Qu’ont en commun ces mouvements, qui appellent à réglementer le recours à l’IA ? Ces événements concomitants, précurseurs d’événements analogues autour du globe, prouvent que toute transition technologique pose, à nouveaux frais, la question du mix entre capital humain et capital technologique dans nos choix productifs et industriels.Power and Progress, dernier ouvrage en date de Daron Acemoglu et Simon Johnson, a l’immense mérite d’apporter l’érudition et la lucidité nécessaires au service d’une approche fine de ce problème. Revenant sur mille ans d’histoire économique et technologique, les auteurs nous persuadent que, faute de remettre en cause l’idée selon laquelle la technologie est par elle-même synonyme de progrès, nous risquons de ne plus être capables de comprendre quels choix technologiques favorisent réellement celui-ci.

Optimistes lucides, Daron Acemoglu et Simon Johnson assument une critique sans concession de certains aspects du techno-solutionnisme ambiant, pour mieux inviter entrepreneurs, politiciens, ingénieurs, faiseurs d’opinion, acteurs et actrices de leurs temps à construire « un mouvement social capable d’orienter le progrès technologique à l’opposé de l’automatisation et de la surveillance ». À travers le récit d’un millénaire d’innovation, ils éclairent d’une lumière nouvelle les périls de notre ère incertaine, et offrent des clés pour inventer un avenir de prospérité retrouvée.

Un millénaire d’innovations démontre que les conséquences des révolutions technologiques dépendent des choix culturels, sociaux, économiques et politiques qui les accompagnent. Dans les cultures où la répression est forte, l’innovation renforce le pouvoir des puissants. Ainsi, au début du XIXe siècle, l’égreneuse d’Eli Whitney a révolutionné l’industrie du coton en permettant de séparer la graine et la fibre d’une variété adaptée au climat du Sud des États-Unis, et provoqué l’élévation au centuple de la production de cette ressource en l’espace de trente ans. Mais la diffusion de cet outil s’est accompagnée d’une généralisation du modèle de l’esclavage et d’un allongement de la journée de travail dans les plantations, dont les bénéfices ont contribué à l’enrichissement pour ainsi dire exclusif de la population blanche. Suite à la révolution industrielle anglaise, et aux gains de productivité engendrés par la mécanisation et la division du travail des artisans, il a de même fallu attendre un siècle pour voir les profits créés par les entrepreneurs se répercuter sur les salaires et les conditions de vie de la classe laborieuse. L’enthousiasme des capitaines d’industrie et des ingénieurs faisait abstraction de la dégradation générale des conditions de travail, comme de la nécessité de mutualiser une part de la valeur produite.La seconde Révolution industrielle américaine, liée à l’avènement de l’électricité – technologie à usage général indissociable de la production de masse – offre le premier exemple de transition technologique immédiatement profitable à tous. D’un modèle fondé sur l’exploitation de la force de travail, l’innovation passa à une recherche de potentialisation de la ressource humaine. L’électricité permit de modulariser la production en multipliant les postes de travail, et fit naître un ensemble de métiers qualifiés inédits à l’intérieur de l’usine. Dans un contexte de croissance et de besoin de main-d’œuvre, les dirigeants furent également amenés à repenser leur modèle d’engagement. C’est la fameuse journée à cinq dollars, introduite en 1914 par Henry Ford. L’élévation générale du niveau de vie découlait de gains de productivité suffisamment forts dans un domaine d’activité, pour stimuler un ensemble de secteurs connexes. Grands travaux, pétrochimie, emplois dans l’administration et dans les services, étaient les corrélats de l’essor de l’industrie automobile. La technologie renforçait la productivité marginale des travailleurs, qui, dans cette perspective, se trouvaient associés à la sélection active des nouvelles technologies, ainsi qu’au partage de la valeur produite dans les grandes entreprises, par la pratique de la négociation salariale.

Alors que notre foi dans l’innovation prend racine dans le souvenir de ce cycle vertueux, les auteurs soulignent qu’un changement de modèle ne rend plus l’équation entre technologie et progrès aussi évidente depuis les années 70. L’innovation tend moins à la potentialisation qu’à l’automatisation et à l’encadrement du travail humain, ce qui produit de l’exclusion économique. De 1940 à 1970, la productivité totale des facteurs progressait de 2 % en moyenne chaque année ; elle croît de 0,7 % seulement depuis 1980. En affirmant en 1973 que « la responsabilité sociale d’une entreprise est d’augmenter ses profits », Milton Friedman poussait les business à se recentrer sur leur ADN ; mais la réduction des coûts devenait un horizon, et la mutualisation des gains commençait à apparaître comme une erreur managériale. Alors que 52 % des salariés américains occupaient des postes d’ouvriers qualifiés ou d’employés de bureau en 1970, l’automatisation a réduit la part de ces emplois de classe moyenne à 33 % en 2018. L’ère de la digitalisation a simultanément ouvert la porte à un scénario que le XXe siècle croyait avoir conjuré, celui du chômage technologique identifié par Keynes dans les années 1930 : « Par-là, il faut entendre un chômage qui survient lorsque notre capacité à découvrir des moyens d’économiser du travail s’avère plus rapide que notre capacité à trouver de nouveaux usages pour celui-ci. »

Comment faire pour que l’IA s’écarte des tendances à l’automatisation et à la surveillance pour servir de point de départ à une transition réellement créatrice ?

L’histoire de l’innovation proposée par les auteurs nous apprend que productivité, complémentarité et confiance doivent servir de maîtres-mots.Entre 1950 et 1970, l’automatisation aurait dû réduire de 0.5 point la part du travail dans le PIB des États-Unis ; pourtant cette baisse a été largement compensée par les gains de productivité réalisés, qui se sont avérés suffisamment importants pour entraîner de la croissance ou provoquer un déplacement d’activité. L’arrivée des conteneurs d’expédition dans les années 1950 a massivement automatisé le fret, mais s’est répercutée sur le volume des flux logistiques et ne s’est pas traduite par une diminution du nombre de dockers aux États-Unis. Le passage du standard téléphonique manuel au standard téléphonique automatique n’a pas non plus marqué la fin de l’activité des jeunes opératrices des années 1920, parce qu’en quittant AT&T ou la Bell Compagny, ces Américaines pouvaient trouver de meilleurs postes dans le secteur des services et des bureaux, dopé par cette nouvelle invention. Lorsque de tels phénomènes de stimulation ou de déplacement manquent, on assiste au contraire au déploiement d’une automatisation poussive (so so automation). Les auteurs font de l’installation de caisses automatiques à la sortie des supermarchés le parangon d’un tel processus, à l’issue duquel des humains plutôt à leur affaire dans certaines tâches sont remplacés par des machines qui ne font pas mieux – et accroissent le risque de désœuvrement.

C’est que l’innovation n’est pas seulement affaire de quantité, mais encore d’à-propos. La productivité de l’interface entre capital humain et capital technologique doit être examinée à chaque instant, à l’échelle du système productif comme de l’entreprise. Nul dirigeant, nulle dirigeante ne peut aujourd’hui se dérober à ces enjeux d’allocation de ressource, et tout leader sera bien inspiré d’examiner la question au prisme de l’utilité machine (ou MU), pour rééquilibrer sa lecture de la situation à l’ère de l’IA triomphante. Un GPS ou une machine à calculer, par exemple, ne sont pas par eux-mêmes des dispositifs intelligents, mais placés entre les mains d’un opérateur humain, transforment singulièrement son potentiel. L’IA, inspirée par le test de Turing, cherche à produire de façon mimétique un équivalent du travail humain manuel ou intellectuel, mais la MU, dans une logique de complémentarité, vise avant tout à décupler la productivité d’un agent humain pour certaines tâches déterminées. À l’aune de la MU, l’interface graphique et le pointeur introduits par Douglas Englebart en 1968, qui ont ouvert à tous l’accès à la puissance de calcul des superordinateurs, méritent d’être envisagés comme une innovation aussi importante que les Large Language Models, qui offrent un rapport intuitif et instantané à l’ensemble des informations disponibles sur Internet.

Il s’agit moins de dire que l’IA sera efficace pour remplacer et encadrer les humains, que de trouver les usages qui la placeront au service d’une nouvelle ère de la production. Dans le secteur allemand de l’automobile, le patronat a répondu à la vague de robotisation des années 1990 par des programmes comme Industry 4.0 ou Digital Factory. Ces derniers ont permis de reconvertir des ouvriers expérimentés à la conception ou au contrôle-qualité assisté par ordinateur. Le nombre de travailleurs dans l’industrie a augmenté entre 2000 et 2018, avec des emplois qualifiés en progression, alors que sur la même période, les constructeurs automobiles américains réduisaient l’emploi de 25 %. Elon Musk est revenu lui-même sur sa stratégie de développement au sein de la X-Corp, dans un tweet du 13 avril 2018 qui résume tout le sel des décisions à venir : « Yes, excessive automation at Tesla was a mistake. To be precise, my mistake. Humans are underrated ». Dotés d’intelligence situationnelle, de créativité, et d’une adaptabilité inégalée, les humains n’attendent que d’être réhabilités. Encore faut-il savoir les inclure pour obtenir leur confiance et les associer aux transformations qui se profilent.

L’innovation n’est donc pas une force neutre, qui suit son cours indépendamment de la réalité qui la nourrit. Autant dire qu’elle est une affaire humaine, et comme telle, se soutient de vision, de mutualisation – et de la capacité d’engagement des dirigeants.La vision permet d’interpréter la réalité en fonction d’un filtre sans lequel il n’y aurait pas d’action. Elle la simplifie mais peut aussi la réduire. Il en fallut à Ferdinand de Lesseps pour oser le canal de Suez, mais c’est une vision figée qui le poussa au désastre du chantier du canal de Panama, dont les auteurs font le récit détaillé. Depuis les années 1990, l’essor économique repose sur la vitalité de titans qui concentrent la production de valeur sur les économies d’échelle, l’accumulation des données et la vente de publicité. Cultiver une vision différente pour comprendre la tendance suppose, d’une part, la capacité à entrer en dialogue avec une multiplicité d’interlocuteurs et, d’autre part, l’art de relier entre eux des domaines disjoints. Ainsi se construisent les visions inclusives, qui protègent contre le piège de la vision (vision trap), une boucle de feedback d’autant plus périlleuse pour les détenteurs du pouvoir épistémologique et économique que celui-ci les dispose à ignorer les récits divergents. Les réalités virtuelles ou augmentées promettent de révolutionner la conception et la formation. L’IA peut aider l’intelligence humaine à atteindre des qualités de diagnostic jamais vues dans l’histoire médicale. Les Transformers attendent les dompteurs capables de percer à jour les secrets de leurs entrailles, tandis que le web 3.0, comme la blockchain, doivent contribuer à la naissance de nouveaux marchés, à l’émergence de formes de coopération inédites.

Pour cette raison, l’une des grandes leçons de l’histoire étudiée par Daron Acemoglu et Simon Johnson est que le progrès survient lorsque les élites savent s’entourer. L’époque où les bulletins informatifs commentent quotidiennement l’inflation est aussi celle où les résultats trimestriels d’un groupe peuvent faire basculer des employés dans la grève du jour au lendemain. Les deux aspirants américains à la prochaine présidentielle, Joe Biden et Donald Trump, l’ont compris en se rapprochant des grévistes de l’United Auto Workers, entrés au mois de septembre dernier dans leur première grande grève depuis cinquante ans. Leur lutte pour leurs conditions de vie, la mobilisation des scénaristes hollywoodiens pour une définition des règles du recours à l’IA, remettent au jour un aspect indissociable de la prospérité passée : l’importance de contrepouvoirs, veillant à la mutualisation de la valeur produite et au déploiement d’une innovation au service de l’intelligence et de l’habileté collective. En 1955, le syndicat américain de l’automobile était conscient de ce rôle : « Nous offrons notre coopération… pour une recherche commune de mesures et de programmes […] qui garantiront que le progrès technologique aille de pair avec le progrès humain. » Une transition créatrice réussit en éveillant un haut degré d’adhésion, et suppose l’engagement de toutes les parties prenantes. Aussi l’inclusion implique-t-elle la mutualité.

Il est vrai que des obstacles de taille semblent se dresser devant tout effort pour faire avancer les choses. Le millénarisme diffus, l’abandon de la foi dans la possibilité de la croissance, la démobilisation d’une partie des salariés, mais aussi le manque d’inventivité d’une partie de l’élite, accrochée à ses anciens réflexes, menacent l’aventure de la modernité, cette quête de pouvoir sur la nature en quoi Francis Bacon voyait une compensation à la perte du paradis terrestre. C’est cependant tout l’intérêt du parcours proposé par nos deux savants que de pouvoir porter un regard averti sur les trente dernières années d’innovation, et de disposer de ressources pour leur inventer un nouveau destin. Le chantier est vaste. Il y a un monde à reconstruire. Il s’agit, pour les entrepreneurs, les ingénieurs, les faiseurs d’opinion, les leaders, de se faire les inspirateurs d’un mouvement social pour le retour d’une croissance durable. Ainsi, nous pourrons expérimenter le caractère authentiquement créateur de la technologie, et œuvrer à l’avènement d’un nouveau modèle économique, aussi fécond que fut le fordisme en son temps.