Le nouvel esprit de finesse

Le nouvel esprit de finesse

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Le nouvel esprit de finesse

Bienvenue à l’ère de l’hyperconnectivité ! Dans la vie humaine et sociale, économique ou géopolitique, les échanges n’ont jamais été aussi rapides et omniprésents. Pourtant, les mouvements de dislocation et les marques d’immobilisme se multiplient. Populismes, Enlisement social, crispations géopolitiques, crise climatique, pandémies : le sentiment est celui d’un monde au bord de l’asphyxie. La multiplication des liens et la prospérité des échanges qui devaient conduire à la paix universelle semblent paver le chemin vers une nouvelle dystopie, dans laquelle toute relation peut aussitôt se changer en arme.

Dans The Age of Unpeace. How Connectivity Causes Conflict , le politologue britannique Mark Leonard invite ses lecteurs à rompre avec l’illusion de la connectivité heureuse : non seulement l’idée que l’interconnexion soit un processus en lui-même vertueux, mais encore l’espoir que le maillage toujours plus étroit de la planète, par un tissu de dispositifs nous reliant, constitue le préalable à une paix future. La connectivité généralisée est notre nouvelle réalité, mais elle alimente des formes d’hostilité qui constituent le cœur d’un nouvel « âge troublé ».

À un terrain d’affrontement entre deux blocs symétriques, à la rivalité tempérée par la possibilité de l’apocalypse nucléaire, a donc succédé un monde qui ressemble moins à un échiquier qu’à un plateau de go. En géopolitique comme dans les affaires, tentatives de découplages, encerclements, associations mini-latérales deviennent la règle, sur le fond d’une convergence technologique généralisée. Quand les grandes oppositions deviennent caduques et que la réalité perd ses contours géométriques, les temps réclament le passage à un nouvel état d’esprit, qui gagne à s’inspirer de la vision chinoise.

À l’issue d’une expérience psychologique, le sociologue américain Richard Nisbett a établi qu’Américains et Chinois ne regardent pas les aquariums de la même manière. Alors que les Américains fixent les poissons un par un, et étudient leurs comportements avant de les comparer les uns aux autres, les Chinois commencent par étudier les possibilités offertes à l’intérieur de l’aquarium, puis s’intéressent à la manière dont les poissons se distribuent au sein de leur environnement et tirent parti des lignes d’action disponibles. À une époque où seuls les plus clairvoyants sont en mesure de se donner du mouvement, une analyse misant sur une intuition profonde des situations est à même d’ouvrir de nouvelles perspectives aux dirigeantes et aux dirigeants.

Dans « The New Topography of Power » l’un des chapitres cruciaux de son ouvrage, Mark Leonard examine comment le paysage des relations de pouvoir dans notre économie et notre géopolitique hyperconnectées donne naissance à sept modes d’affirmation stratégique. Centralité, vigilance, intelligence, subversion, infiltration, prescription, et autonomie représentent aujourd’hui un répertoire incontournable pour les leaders.Qu’ils souhaitent résister à la pression ou capter les avantages dérivant de relations dans lesquelles les flux servent de monnaie d’échange, il est impératif qu’ils sachent s’en servir pour ne pas subir les rapports de force.À tout moment, il convient donc de se poser les questions suivantes : où suis-je ? que puis-je faire ? comment veux-je agir ? Lucide, l’ouvrage de Mark Leonard laisse cette dernière interrogation en suspens. Mais il permet de mieux cerner le contexte dans lequel s’exerce la singularité du leadership, et permet de rassembler quelques éléments en vue d’un mode d’emploi pour décideurs exposés aux périls de l’hyperconnexion.

#1 Centralité

Dans un monde où personne ne se fait de cadeaux, l’acteur central se retrouve en position de force et peut définir les termes d’une relation commerciale ou géopolitique. L’acteur central n’est pas forcément le plus gros, mais il a la main sur une ressource clé, qui le transforme ipso facto en partenaire indispensable. En raison de la pénurie de puces électroniques, certains fabricants automobiles européens se voient contraints de changer leurs process et de payer leurs fournisseurs dès réception des factures plutôt qu’à J+30, comme ils ont coutume de le faire avec le reste de leurs partenaires. De la même manière la Russie, située aux marges de l’Europe, a longtemps limité l'effet des sanctions de l’Union grâce à son contrôle de la ligne d’approvisionnement gazière.

L’un des paradoxes de la position de centralité est d’être elle- même réversible. Par exemple : le rapport entre clients et fournisseurs, dans un sens ou dans l’autre. Pensons à la dépendance des concepteurs de circuits fabless vis-à-vis des fonderies après les fermetures d’usine en Asie du Sud-Est. L’option de la centralité permet de bâtir une position solide, qui résiste peu ou prou aux agressions. Mais il ne faut pas perdre de vue que, prise dans un monde de flux, elle est elle-même mouvante.

#2 Vigilance (Gatekeeping)

Situés à la porte des réseaux de communications, les gardiens ont la capacité de choisir ce qui passe à l’intérieur et ce qui reste au-dehors de ceux-ci. Tout le modèle du capitalisme de plateforme réside dans la valeur impliquée par la possibilité d’opérer ce partage. C’est ainsi que la plus grande entreprise de taxis au monde, Uber, ne possède pas une seule voiture ; ou que le plus grand réseau hôtelier au monde, Booking, ne détient pas le moindre établissement d’hôtellerie. Une plateforme comme Amazon représente un point de passage si décisif pour n’importe quel retailer que le géant américain peut imposer des prix, des promotions, des commissions, toute une culture de vente sans risquer de se faire contourner. Les États-Unis ont mis au point une stratégie similaire avec le dollar à la suite du 11 septembre 2001, puisqu’ils ont su convertir leur devise en un écosystème capable d’isoler n’importe quel groupuscule, ou État, dès lors que tout partenaire entretenant des rapports avec lui est exposé à la menace d’une sanction. Un ancien directeur de la CIA voyait dans ce dispositif le « missile de précision téléguidé pour le XXIe siècle. » Même s’il peut sembler que nous assistons à un retour des conflits classiques, Mark Leonard invite à ne pas négliger ce nouveau contexte, et souligne à plusieurs reprises les effets dévastateurs de l’arme de la déconnexion.

#3 Intelligence (Data mining)

Jusqu’à une date récente, on a pu penser que les grandes puissances et les grands groupes étaient dotés d’un avantage indépassable dans la collecte et l’usage de la data. Disposant de grandes quantités d’information, ces acteurs semblent jouir d’avantages comparatifs écrasants sur leurs concurrents de moindre envergure. À l’ère de la 5G, de l’internet des objets et de l’IA, l’enjeu se déplace pourtant grâce à la possibilité d’une exploitation optimale des données publiques, et une opportunité sans précédent se présente aux petits acteurs. Un rapport d’un ingénieur de Google souligne le risque posé par le développement de l’IA en source ouverte pour les géants Alphabet et OpenAI. Les services secrets du monde entier se mettent aux méthodes de l’OSINT (Open Source Intelligence) et complètent les lacunes de leurs données classifiées grâce à l’ensemble plus riche des données en libre accès. En contexte de crise sanitaire, un développeur isolé dans un garage peut développer une plateforme d’observation supérieure à celle d’un ministère, comme ce fut le cas de Guillaume Rozier avec CovidTracker. Ou un collectif issu de la société civile, Forensic Architecture, reconstituer les événements qui ont mené à l’explosion des silos de grains du port de Beyrouth en août 2020, alors même que l’accès au site est restreint par le gouvernement. Dans les interstices du Big Internet et du capitalisme de surveillance émerge un environnement connecté marqué par des technologies démocratiques, qui représentent l’une des principales opportunités de notre ère.

#4 Subversion

La capacité à surprendre, à faire irruption dans un terrain inattendu, permet de reconfigurer entièrement un champ de bataille. La subversion consiste à investir des champs de langage, des espaces d’expression voire des terrains d’expansion éloignés du territoire naturel de son entreprise. La X Corp d’Elon Musk incarne cette passion inlassable des conquêtes. Le rachat de Twitter ne représente pas un défi technologique comparable au développement de Space X ou de Tesla, mais démontre les capacités du pionnier le plus subversif de la planète à faire des sorties et à prendre son risque, quitte à ajuster par la suite. À un moment où l’émergence de nouveaux empires est un processus aussi ambigu que potentiellement fulgurant, accepter l’incertitude s’avère indispensable pour tout dirigeant. Le fabricant de polos Ralph Lauren le démontre aussi quand il noue un partenariat avec le monde des gamers et habille Rekkles, star de Fnatic, de ses chemises à la coupe classique, de ses vestes à l’élégance reconnue. Proche de la disruption, la subversion a une face lumineuse mais aussi des aspects plus sombres.Elle peut mener des États à utiliser la fake news et les trolls pour noyer des pays adverses dans les boucles de la désinformation.

#5 Infiltration

La prise de participation constitue depuis longtemps une manœuvre capitalistique répertoriée, et représente pour les uns un moyen de déstabilisation, pour d’autres un enjeu de stabilité, tout en constituant un risque indépassable de l’exposition aux logiques de marché. Qu’ils agissent en chevaliers noirs ou en chevaliers blancs, les fonds activistes utilisent ainsi l’accès ouvert par leurs participations pour obtenir, à la faveur d’assemblées générales, des prises de décision contre les politiques qui leur semblent contraires aux intérêts de leurs cibles. En 2020, le fonds américain Artisan Partners, détenteur à 3% du capital de Danone, est parvenu à obtenir l’éviction d’Emmanuel Faber, à qui il reprochait de ne pas se montrer suffisamment sensible aux intérêts du groupe, lequel venait d’adopter le statut d’entreprise à mission.L’interpellation des parties prenantes, la mobilisation de l’opinion publique, l’intervention volontaire sur la gouvernance sont des éventualités qui doivent conduire les dirigeants à anticiper les effets de leurs actions et à construire les conditions de la résilience.

#6 Prescription (Rule-making)

Systèmes souples, les réseaux ont pourtant besoin de normes pour fonctionner avec fluidité. Les États-Unis ou l’Union européenne jouent de longue date un rôle prescripteur, soit en intervenant sur la mise au point précoce de technologies largement adoptées, soit en agissant sur le terrain juridique. C’est ainsi que la table DNS place l’équivalence entre les url et les sites web aux mains des États-Unis, tandis que le RGPD permet à l’Union de poser de nouveaux standards en matière de respect de la vie privée. Kai-Fu Lee, le Bill Gates chinois, espère que le tour de la Chine est venu concernant les normes de l’IA. Dans le secteur privé, les initiatives se multiplient pour organiser les marchés. Dans le luxe ou la finance, des consortiums cherchent à placer les moyens technologiques les plus avancés, dont la blockchain, au service d’un degré de transparence inédit de la chaîne logistique, des flux et des transactions. L’enjeu est autant positif (affirmer de nouveaux standards) que négatif (contrôler que l’orientation générale du réseau demeure compatible avec ses intérêts et ses valeurs). L'approche du rule-maker fait de lui un leader naturel dans les phases de transition.

#7 Autonomie (Independence-seeking)

Puisque les liens sont de moins en moins séparables de la brutalité des rapports de force, il importe autant de savoir jouer de leurs effets de levier que de les neutraliser lorsqu’ils engendrent de la vulnérabilité. Les logiques de découplage vont de pair avec l’unification progressive du système connecté, et la nouvelle mondialisation suppose son lot d’écluses et de sas. La crise énergétique et les sanctions économiques contre la Russie ont conduit des filières entières à concevoir des architectures capables de basculer d’un circuit d’approvisionnement à un autre en cas de blocage. N’oublions pas de noter, avec Freud et Leonard, que si l’amour est le pouvoir de lier, la déliaison est également indispensable au progrès. La question de la déconnexion se pose ainsi de façon exemplaire dans le domaine de la cybersécurité. Pour organiser la riposte en cas de cyberattaque, les entreprises doivent mettre en place des réseaux de communication parallèles à destination de leurs COMEX, et s’assurer que leur capacité à produire un communiqué de crise ne dépend en rien de la stabilité de leurs réseaux internes.

Il convient ainsi de s’arrimer aussi solidement que possible à l’ordre des choses, tout en préparant une, deux, trois, quatre autres versions de la réalité pour pouvoir basculer subitement. L’art de diriger suppose une hygiène des liens, autrement dit l’aptitude à reconnaître quand il convient de les renforcer, de les diversifier, ou au contraire de les dissoudre. Art difficile mais indispensable, qui justifie quelques détours... Pourquoi pas devant l’interface d’AlphaGo, ou derrière la vitre d’un aquarium ?

Mark Leonard est le fondateur d’un think-tank, European Council on Foreign Relations (ECFR), qui regroupe plus de 300 membres œuvrant à la résolution de conflit par voies diplomatiques. Il est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages dont What Does China Think? (2011), et un collaborateur régulier de Project Syndicate, une plateforme de débat public autour des questions de géopolitique, d’économie et de société. Depuis 2016, il cherche à tirer les conséquences des grands événements qui, du Brexit au Covid en passant par l’élection de Donald Trump, semblent remettre en cause l’horizon d’une mondialisation heureuse.